''Regard sur la ville"

Libération dialogue de l'art

L'exposition Des villes et des hommes présente une sélection de 150 photographies de la collection Florence et Damien Bachelot à l'Hôtel Départemental des Arts de Toulon. L'occasion de redécouvrir l'importance du lien tenace entre ville et photographie, et du rôle des collectionneurs dans la transmission d'une mémoire vive, susceptible d'être transmise aux nouvelles générations.

La perception des villes reste inséparable des médiums artistiques qui les représentent. Si le 19ème siècle fut celui d’une urbanité parcourue, avant tout, par la littérature et la poésie, offrant encore ses « comédies humaines » et ses flâneries rêveuses à un lecteur attentif et patient, l’expérience de l’espace urbain au 20ème siècle se défait de toute narrativité. Sous l’effet corrosif d’un regard photographique fragmenté et trop souvent pressé, à l’image des existences qu’il prétend capter, l’expérience de la ville devient indifféremment celle du baiser volé ou de l’homme affairé. Et pourtant que d’histoires secrètes derrière toutes ces images qui scellent le passé. Rares sont les collections photographiques privées mises au jour par une institution publique. L’Hôtel des arts de Toulon, propriété du département du Var, fait exception en accueillant celle de Florence et Damien Bachelot dont il a sélectionné près de 150 images pour construire un parcours sur la thématique « des villes et des hommes » et investiguer la notion d’identités et de territoire.

L’exposition Des villes et des hommes présente un double intérêt : faire un focus sur le paysage urbain appréhendé par les photographes, sa transformation, sa complexité, son évolution sociale et architecturale, sa réalité et ses phantasmes à travers quatre séquences (la rue, l’automobile, la photographie témoin, la trace de l’homme) ; et questionner la notion même de collection privée, ses objectifs, ses mécanismes, les liens intimes du collectionneur avec l’œuvre. La curiosité de Florence et Damien Bachelot pour ce medium remonte à plus de 20 ans, plus particulièrement pour la photographie humaniste française - Édouard Boubat, Brassaï, Robert Doisneau, Sabine Weiss, Henri Cartier-Bresson, Janine Niépce - et la photographie sociale américaine - Bruce Davidson, Robert Frank, Saul Leiter…Puis se sont greffés progressivement les travaux des photographes français Stéphane Couturier, Philippe Chancel, Véronique Ellena, Luc Delahaye…

Leur corpus compte aujourd’hui près de 650 œuvres, fruit d’une appétence sans cesse renouvelée pour « des pièces rares, des tirages vintage qui ont chacun une histoire » précise Damien Bachelot. Et d’ajouter : « Nous avons une démarche, pas un objectif de communication. Notre collection, c’est tout ce que nous aimons ».

Quitte à emprunter des chemins de traverse pour débusquer des perles rares et faire des choix moins attendus, comme le photographe tchèque Josef Koudelka ou les tirages en couleur de Marvin E. Newman, la collection étant principalement composée d’images en noir et blanc. À regarder attentivement l’ensemble des clichés, le fil rouge est flagrant, et Douglas Kennedy ne s’y trompe pas qui, dans le catalogue, note que « la photographie est complètement enracinée dans l’ici et maintenant ; des gens, des lieux, des objets fixés dans l’instant par un artiste dans le tourbillon de la vie ». Et dans le tourbillon de la ville, à Paris sur le Pont-Neuf avec Édouard Boubat en 1948 ou dans une rue de Los Angeles traquée par l’objectif d’Harry Gruyaert en 1988.

« NON, NOUS NE SOMMES PAS DES COLLECTIONNEURS ! »

Même si Florence et Damien Bachelot s’en défendent, ce sont vraiment des collectionneurs. Avertis, avisés, mais libres : « Nous ne sommes pas à la recherche d’un nom pour valoriser notre collection mais nous choisissons chaque photographie parce qu’elle nous touche, quel que soit son pedigree ».

Et son format ! Car « la qualité de la photo ne tient pas à son format ni la force de l’image à sa taille » comme le prouve le format timbre poste de l’une de leurs acquisitions, L’écluse de Bougival de Cartier-Bresson de 1955. D’où ce subtil dosage entre diversité des regards et homogénéité de l’ensemble, images convenues et surprises. Côtés ou non côtés, célèbres ou anonymes, les photographes se côtoient indistinctement par le simple fait que le couple refuse de succomber aux sirènes d’un marché spéculatif plus ou moins hasardeux. « Nous n’achetons pas les images en fonction de leur cote car nous aimons découvrir et rencontrer de jeunes talents. Nous n’avons aucunes contraintes extérieures et, en nous détachant du regard des autres, nous sommes libres. Plus ils sont connus et plus ils sont chers, ce qui représente une barrière financière ».

Autant de coups de cœur, donc, sans forcément de coups de folie (30 euros parfois pour un tirage vintage tombé aux oubliettes !), ce qui rend difficile l’estimation de la collection. Mais l’enjeu est ailleurs, dans la constitution d’une mémoire vive transmise aux nouvelles générations par deux collectionneurs qui, selon la co-commissaire Françoise Docquiert, « ont la conviction que la photographie exprime l’état critique de l’humanité (…) s’appliquent à soutenir ce qui fait l’histoire, préférant la justesse des grands classiques ajoutée à celle d’inconnus. (…) aiment repérer les dissidences et les révoltes ».

MARIE GODFRIN-GUIDICELLI

http://diagonaledelart.blogs.liberation.fr/2018/02/21/regards-sur-la-ville/