La photographie est arrivée presque par hasard dans la vie de Florence et Damien Bachelot. Il n’était pas écrit non plus qu’ils deviendraient collectionneurs et constitueraient l’un des plus importants ensembles privés de tirages en France. Histoire d’une collection aujourd’hui constituée de 700 tirages collectés en moins de quinze ans.
« Nous n’avons jamais eu la volonté de créer une collection. Pendant longtemps, avec ma femme, nous n’avions même pas conscience que nous en constituions une. Près de quinze ans après notre premier achat, nous n’avons toujours pas l’impression d’être collectionneurs mais, paradoxalement, aujourd’hui nous admettons avoir une collection, et à ce titre nous nous sentons responsables de son devenir »,
Damien Bachelot. Avant d’être un projet familial et de devenir une préoccupation quasi quotidienne, cette collection naît dans un contexte professionnel. En 2003, Damien Bachelot, alors dirigeant du groupe Aforge Finance, fait du conseil en stratégie pour Hachette Filipacchi. La société mène à ce moment-là une réflexion sur la manière dont elle pourrait positionner son pôle photo après avoir racheté plusieurs agences photographiques “historiques”. Aforge conseille notamment à Hachette de valoriser ses actifs et, dans cette perspective, le groupe de presse décide d’organiser une vente aux enchères de photographies chez Artcurial dont le responsable pour la photo est Grégory Leroy, conseillé pour cette vente par Sam Stourdzé.
C’est ainsi que la photographie entre dans la vie de Florence et Damien Bachelot. Car le 13 novembre 2004, ce dernier décide de se rendre à cette vente avec ses associés Claude Garnier et Jean-Pascal Mahieu. C’est là qu’il fait la connaissance de Sam Stourdzé qui ne tardera pas à devenir le conseiller d’Aforge lorsque le groupe décidera de constituer une collection. Dans un premier temps, les trois associés sont surtout attirés par l’aspect ludique de ce type de manifestation où ils se rendront avec leurs femmes. Un moment récréatif apprécié par tous qui se concrétise par l’achat de premiers tirages, essentiellement des photographes humanistes français ayant collaboré avec les agences Keystone, Gamma et Rapho ainsi que des auteurs anonymes acquis au hasard du contenu des boîtes renfermant des ensembles. Le plaisir est tel que les trois associés, rejoints plus tard par Yves Hervieu-Causse, décident de renouveler l’expérience. Ils adoraient l’ambiance, le rituel du marteau, lever la main, remporter la bataille… Pour les Bachelot, ce n’était pas leur première expérience dans une salle des ventes. Dès le début de leur mariage, ils avaient acquis des peintures qu’ils possèdent encore pour la plupart.
D’abord une collection d’entreprise Du jeu à l’adoption d’une logique, il n’y a qu’un pas que les associés franchissent en décidant de créer une collection d’entreprise. Il n’était pas pour autant question d’acheter à des fins stratégiques de création d’un patrimoine. Personne n’imaginait non plus que certaines de leurs acquisitions prendraient une telle valeur… Dans un premier temps, ils apprennent surtout à apprécier la photographie, à développer leur goût pour ce médium qu’ils considèrent alors désormais comme un art à part entière, à cultiver leur sens critique en privilégiant l’achat spontané d’images qui leur plaisaient d’un point de vue esthétique.
Pour assouvir cette passion naissante, mais aussi afin de la cadrer, ils sollicitent Sam Stourdzé dès 2004 qui les conseille pour leurs achats, les introduit auprès des marchands et des artistes, les informe et les accompagne dans certaines ventes aux enchères… C’est par exemple le cas pour l’acquisition d’un ensemble exceptionnel de Robert Doisneau en 2006… Celui qui deviendra en 2015 le directeur des Rencontres d’Arles les initie alors à l’art de bien acheter et leur ouvre les portes du monde de la photographie, nouveau pour eux. En plus de leurs goûts et plaisirs personnels, l’idée était d’adopter une démarche cohérente en faisant de cette collection un outil de communication pour la société. Dépité par une précédente expérience avec la constitution de la collection de Claude Berri qu’il avait décidé de vendre dès son achèvement, Sam Stourdzé avait mis une condition à les conseiller, leur déclarant : « Si c’est pour mettre votre collection sur le marché à court terme, ne comptez pas sur moi ». Dès le départ les associés s’inscrivent donc dans une perspective longue…
Le temps de l’initiation
Les associés comprennent rapidement que collectionner de la photographie, c’est d’abord bien connaître les règles du jeu pour acquérir des tirages d’exception. Le mot n’est pas trop fort car ils jettent leur dévolu uniquement sur des tirages rares, que ce soit des vintage* ou des originaux* pour les pièces anciennes, et des éditions limitées* pour les contemporains. Au début des années 2000, peu nombreux étaient les collectionneurs qui s’intéressaient aux photos de reportage et aux auteurs d’agences photographiques, pourtant, ils y ont trouvé des trésors.
La recherche de tirages d’exception est donc le fil conducteur solide de la collection : pourvu qu’elle soit respectée, cette règle laissait à chacun des associés la possibilité de rester libre de ses choix esthétiques. Cependant, d’un commun accord, ils décident que la collection s’articulera autour de thèmes prenant en compte l’individu dans sa dimension humaine et sociale. Avaient été d’emblée exclues les photos trop commerciales et agressives, comme les images de mode et de guerre, ou celles qui pouvaient choquer. Logique : il fallait que la vision de l’homme véhiculée par les images choisies corresponde aux valeurs du groupe Aforge qui était, ne l’oublions pas, une société deconseil financier. Ainsi les premiers achats sont des Brassaï, Edouard Boubat, Marce Bovis et Gilles Ehrmann. C’était pour eux une façon de dire que, dans le monde de la finance, parfois perçu comme un peu sec et rude, ils étaient touchés par l’humain.
En quête d’exception
Autre règle d’or du “bon collectionneur de photo” suivie par les associés : se tenir bien informés en étant en contact avec les professionnels du monde de la photographie et de l’art qui comptent… Ainsi, lorsqu’ils achètent les premiers Henri Cartier-Bresson, ils consultent Agnès Sire, directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson, afin de s’assurer de l’authenticité des tirages ; pour les Gilles Caron, ils contactent Marianne, sa veuve. La provenance est, en effet, un des critères fondamentaux qui contribuent à évaluer un tirage car elle est une forme de garantie de l’authenticité d’une œuvre et prouve que celle-ci a été conservée dans de bonnes conditions. Progressivement, les associés se constituent donc leur propre réseau et, aujourd’hui, ce sont les marchands qui viennent proposer des pièces rares à Florence et Damien Bachelot.
D’une collection d’entreprise à une collection familiale
En 2008, quand survient la crise financière, poursuivre la collection n’est plus envisageable pour le groupe Aforge étant donné le contexte économique. Les actionnaires, dont le nouveau partenaire belge, s’interrogent alors sur le devenir de la collection. Il est vite apparu qu’il ne fallait pas la disperser. « Je ne voulais pas la démembrer car cela l’aurait dévalorisée… », explique Damien Bachelot qui a saisi à ce moment-là l’opportunité de la racheter. Pour déterminer sa valeur, trois évaluations ont été réalisées par différentes experts : les sociétés de ventes aux enchères Sotheby’s et Phillips ainsi que le galeriste et expert Baudoin Lebon.
Aux 192 photos issues de la collection d’entreprise rachetées fin 2009, s’ajoute une cinquantaine d’images que Florence et Damien Bachelot avaient acquises au fil des années. Dès 2006, en effet, ils avaient commencé à faire des acquisitions à titre
personnel, se fixant un budget annuel avec obligation de s’y tenir. Près de dix ans plus tard, la collection compte environ 700 tirages.
Acheter, c’est une rencontre avec un tirage
Bien que de nombreuses acquisitions sont le résultat de hasards, de rencontres, d’opportunités, et parfois tout simplement de découvertes, toutes convergent vers la même intention car les Bachelot sont restés fidèles aux principes initiaux de la collection. Leur attachement aux œuvres provient avant tout de l’émotion qu’elles leur procurent en tant qu’objet d’art. Ce facteur, loin d’être anodin, leur permet aussi de mieux comprendre leur façon d’acheter. Par exemple, il n’est pas envisageable d’acquérir une photo sur catalogue ou sur Internet, autrement dit ils ont besoin de voir physiquement l’objet.
La majorité de leurs acquisitions passent par des galeries. Parmi elles, Howard Greenberg joue un rôle essentiel dès 2006. Chez lui, ils achètent des humanistes français, dont Janine Niépce, René-Jacques ou Sabine Weiss. Non seulement parce que Howard Greenberg a des lots exceptionnels mais aussi parce qu’il est plus intéressant d’acheter des Français aux États-Unis où la demande de ce type d’œuvres est moindre. Les prix y sont souvent plus raisonnables que ceux pratiqués en France. Grâce à ce galeriste new-yorkais, ils découvrent la Street Photography américaine, un tournant qui a participé à l’évolution de la ligne de la collection. Les premières images de Saul Leiter, pionnier de la couleur dès les années 1950 – dont Florence et Damien Bachelot possèdent aujourd’hui une quarantaine de tirages cibachrome* – sont acquises dès 2007. Cet ensemble exceptionnel fait des Bachelot les principaux collectionneurs privés de ce photographe américain disparu en 2013 qu’ils ont pu rencontrer à de nombreuses reprises à New York et inviter chez eux à Ville d’Avray. Puis, les Bachelot ont commencé à acquérir des classiques de la photographie documentaire sociale américaine, comme Lewis Hine ou Dorothea Lange.
Si Howard Greenberg tient une place à part, au fil des années, le couple a tissé des liens de confiance avec de nombreuses autres galeristes, que ce soit aux Etats-Unis – Edwynn Hook, Bruce Silverstein, Yancey Richardson –, en Allemagne – Thomas Zander (Cologne) –, en Belgique – Fifty-One (Bruxelles) –, et bien sûr en France : Polka, Magnum, Les filles du Calvaire, Les Douches, Polaris, Alain Gutharc, Clémentine de la Féronnière, School Galerie Olivier Castaing, Françoise Paviot, Catherine et André Hug, La Galerie Particulière et plus récemment Mélanie Rio Fluency à Nantes… Outre les visites régulières dans ces galeries où Damien est souvent à l’origine des achats, deux principaux temps forts commerciaux rythment l’année l’Aipad à New York, et surtout Paris Photo où ils ont pris l’habitude de faire un tour chacun de leur côté pour ensuite discuter ensemble des œuvres qu’ils ont repérées et décider des acquisitions. A cela s’ajoutent Les Rencontres d’Arles, l’occasion de faire de nombreuses découvertes et rencontres.
Parmi les artistes vivants, les Bachelot distinguent deux catégories : d’un côté ceux qui étaient connus avant qu’ils les rencontrent, et de l’autre les artistes en devenir. Pour certains, la relation va bien au-delà du simple acte d’achat et du rapport collectionneur- artiste. C’est notamment le cas avec Thibaut Cuisset, disparu depuis, Stéphane Couturier, Harry Gruyaert ou Mitch Epstein. Cela leur permet d’aller plus en profondeur dans leur travail. Nadav Kander, Bruce Davidson, Josef Koudelka, notamment, sont des cas à part
car ils ont des échanges privilégiés avec eux et une attirance particulière pour leur œuvre. Mais pour le couple, collectionner, c’est aussi soutenir les artistes – jeunes ou moins jeunes – ainsi que les galeristes. Quand les prix sont raisonnables, ils achètent plusieurs
tirages considérant qu’aider les artistes fait partie de leur mission de collectionneur. C’est le cas, par exemple, avec Adrien Boyer découvert à la galerie Clémentine de la Féronnière, et avec les Bachelot-Caron – leurs cousins – dont ils aiment l’univers cinématographique et étrange, à l’image d’un portrait de famille que le couple d’artiste a réalisé à leur demande.
La collection, un autoportrait ?
Au sein du couple, le consensus est de mise quant aux choix esthétiques mais il existe une différence dans la manière d’acheter. Fonctionnant au coup de cœur, Florence est sensible à l’adrénaline que procure l’émotion d’acquérir quelque chose qui lui plaît alors que Damien est plus rationnel dans ses choix. Son rapport à l’acte d’acquisition a d’ailleurs évolué avec le temps. Il s’est rendu compte qu’il n’achète plus – ou très rarement – sur un coup de tête. Il prend désormais le temps de la réflexion et du détachement. Par exemple, dans les foires, il n’hésite pas à revenir plusieurs fois sur un stand avant de se décider. Etant désormais un collectionneur (re)connu, les galeristes lui offrent ce “confort” de mettre des œuvres de côté quand il ressent le besoin de réfléchir…
Dorénavant Florence et Damien Bachelot achètent moins mais des pièces de plus grande valeur, comme récemment trois vintages de Lartigue. Ils privilégient le sens plutôt que la quantité. Ils voient dans la barrière économique une contrainte salutaire qui les incite à être sélectifs et à réfléchir à l’essence même de la collection. Désormais lorsqu’ils hésitent, le choix s’impose en fonction des projets liés à la collection, lorsqu’une exposition est prévue sur un thème, par exemple. Actuellement le sujet de la transparence et le portrait sont à l‘ordre du jour en prévision d’expositions programmées en 2019.
Faire rayonner la collection
Le plus grand plaisir du couple, c’est en effet de partager les œuvres acquises avec les autres. Cela va du prêt de quelques pièces pour des expositions thématiques, à des ensembles plus larges, comme pour Sid Grossman présenté aux Rencontres d’Arles en
2016. Cette exposition a vu le jour sur une suggestion de Damien Bachelot, ce photographe étant particulièrement bien représenté dans la collection. En mai 2018, les Bachelot ont également prêté quelques vintage de Gilles Caron – des tirages très rares – pour l’exposition consacrée à ce reporter sous le commissariat de l’historien de la photographie Michel Poivert, à l’Hôtel de Ville de Paris. Les Bachelot possèdent en effet un important ensemble de quatre-vingts vintages de ce photographe à la carrière fulgurante disparu prématurément à l’âge de 30 ans, en 1970, au Cambodge alors qu’il effectuait un reportage.
Enfin, à plusieurs reprises, la collection elle-même a fait l’objet d’une exposition. Pour un collectionneur, il est intéressant de voir le regard extérieur que portent les professionnels sur les œuvres acquises parce que cela leur permet de la redécouvrir. En 2014, sous l’intitulé « La photographie sous tension », François Cheval, alors directeur du musée Nicéphore-Niépce de Chalon-sur-Saône, choisit de mettre en avant la dimension sociale. Un tournant décisif pour les Bachelot parce qu’il a alors convaincu le couple d’utiliser l’intitulé « Collection Florence et Damien Bachelot », ce qui n’était pas le cas auparavant. Enfin, début 2018, l’Hôtel départemental des Arts de Toulon a porté un autre regard sur la collection, sous la direction de Françoise Docquiert et Ricardo Vazquez, les deux commissaires d’exposition, qui ont quant à eux choisi le thème « Des villes et des hommes ». Dans ce cas comme lorsque la quarantaine de Saul Leiter de la collection a fait l’objet d’une exposition au musée de l’Elysée de Lausanne, l’événement a été accompagné par un ouvrage, respectivement aux éditions Clémentine de la Féronnière et IDPURE éditions.
Quel devenir pour la collection ?
Depuis 2016, la collection prend de plus en plus de place dans la vie quotidienne de Damien Bachelot qui a décidé de la répertorier sur ce site et de la documenter avec précision. Après une quinzaine d’années d’acquisition, une nouvelle phase commence,
celle de la maturité dans la manière de collectionner, ce qui signifie une prise de conscience quant à son devenir. D’un point de vue économique et juridique, le couple la perçoit comme un ensemble qui, un jour il l’espère, rejoindra une institution française…« Il n’est donc pas question de la vendre, ni dans son ensemble ni au compte goutte. C’est un tout. Nous la concevons presque comme une installation et non comme une simple accumulation ».
Sophie Bernard